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Bashung : "J’ai eu tellement plus que tout ce dont je pouvais rêver"

Grand triomphateur des victoires de la musique, Alain Bashung nous avait accordé une longue interview en juin dernier, juste avant de faire escale à l’Olympia.

Te souviens-tu de ton premier Olympia ? Que représente cette salle pour toi ?

Je venais de faire Gaby et Vertige de l’amour, deux tubes très populaires. Il y avait la queue dehors, les gens ne pouvaient pas entrer, tout le monde était dépassé, c’était irrationnel. Aujourd’hui il y a une communication affective, mais à l’époque on frisait l’idolâtrie. C’était intéressant à vivre. Je trouve l’Olympia encore trop impressionnant pour moi. Quand je pense aux gens qui y sont passé, quand je vois les têtes qui défilent, je me dis « bon, ok, tu vas essayer de faire ce que tu peux… ». Je ne me sens pas tout à fait dans la filiation. Ce n’est pas par fausse modestie, c’est une autre voie. Je n’ai toujours pas l’impression d’être un vrai chanteur français populaire. Je n’arrive pas bien à saisir la musique française. J’ai été élevé dans des choses qui venaient d’ailleurs, une sorte d’exotisme. Je suis incapable de faire une vraie chanson française, je ne sais pas ce que c’est. Il y a des modèles incroyables, mais les surpasser… Pourtant, j’y puise.

Tu as vécu quasiment toute l’histoire du rock en direct…

Je me souviendrai toujours de cette bombe qui éclate, que tout le monde prend dans la gueule. Il n’y a rien à analyser vraiment sauf la fulgurance de ce qu’on entend. Dans un premier temps, c’était de l’agitation. Ensuite, c’est devenu une façon de penser, qui m’a amené vers autre chose. Le rock, c’était une sorte de filtre. Après avoir découvert le rock, je voulais savoir d’où ça venait, j’allais chez les petits disquaires qui vendaient du jazz et du folk-blues, j’écoutais les disques de Big Bill Broonzy, Lightnin’ Hopkins, Howlin’Wolf. C’était rugueux. Et puis après, tous les trois mois j’explorais un nouveau style de musique. La musique industrielle allemande, la variété américaine, le classique, le jazz. Ça m’a donné envie de vivre des choses, ça m’a donné de l’énergie, ouvert l’esprit. Ça a continué comme ça, je ne me suis jamais contenté de ce que je venais de vivre, j’ai rejoué les dès.

A 20 ans, comment imaginais-tu ta vie ?

C’était catastrophique, j’étais très mal dans ma peau, je ne me projetais pas. J’errais, je dormais chez des copains, des copines. C’était entrecoupé de choses très agréables, extraordinaires. C’était très curieux, un mélange de fête et de désespoir. J’habitais chez des gens, je découvrais leurs discothèques. Parfois ça se terminait par un peu de muflerie… Je couchais avec l’hôtesse de la maison, ça ne pouvait pas plaire à tout le monde. C’était de la survie tout le temps. J’ai bricolé jusqu’à l’âge de 30 ans à peu près. Après, j’ai pu gagner un peu d’argent.

Plusieurs de tes chansons sont devenues des tubes : ça semble facile pour toi.

J’étais toujours paniqué quand on me demandait de faire un petit 45 t, mais le format album m’a libéré, je pouvais m’exprimer sur la longueur. Si, sur douze chansons proposées, une se détachait qui pouvait intéresser l’auditeur de la radio, j’étais très content. J’ai une culture de la pop, la recherche du gimmick. Mais dès que je sentais que ça avait l’air fabriqué, ça alourdissait et je laissais tomber. Il a dû m’arriver des mettre pas mal de tubes à la poubelle, parce que c’était trop facile.

En plus, certains de tes tubes ont passé l’épreuve du temps, ils sont entrés dans la culture populaire. Est-ce très gratifiant pour un chanteur ?

Oui, ça fait plaisir et c’est inespéré, c’est un truc que je n’aurais jamais imaginé. J’imaginais que les tubes existaient l’année de leur sortie, puis on passe à autre chose, d’autres chanteurs arrivent. Je ne pensais pas vivre aussi longtemps. Je fais partie de ceux qui disaient « je serai mort à 25 ans », on ne pensait pas vieillir, plutôt vivre un truc fort pendant quelques années. C’est une sensation nouvelle, il faut trouver les charmes et l’intérêt de chaque période, être en phase dans sa tête. C’est une situation imprévue, qu’est-ce qu’on en fait ? Je ne suis pas seul dans ce cas-là, on a vu des artistes faire des carrières à des âges canoniques. Ici, on n’est pas si mal, on tourne, c’est fatigant mais ça conserve. Tourner en rond à la maison, même si on a une jolie maison, ça peut être morbide. C’est bien de se retrouver devant plein de gens à un certain âge, et montrer qu’on peut encore balancer la purée. C’est plutôt gai.

En même temps, j’ai tellement peu l’impression d’être un chanteur installé. Il n’y a que sur scène que j’ai l’impression de faire le chanteur, parce qu’il y a une sorte de danger, on peut se faire sortir. Tu surmontes l’obstacle et tu peux te dire que tu fais le métier de chanteur de telle heure à telle heure. Mais pas en permanence, je n’ai pas cette idée-là dans la tête.

Le succès ne t’a pas donné le sentiment d’être installé ?

J’ai en permanence une idée d’éphémère. Par plaisir de l’éphémère, ce n’est pas seulement un défaut de choisir l’éphémère. Je ne vis pas avec une espèce d’apparat, un miroir de ce que je fais, de ce que je représente. La seule certitude que j’ai, c’est que je ne peux pas donner de plaisir quand je n’en ai pas. Quand je ne m’amuse pas, je ne peux pas amuser quelqu’un d’autre. Le reste, c’est toujours en travaux.

Qu’est-ce qui pourrait te pousser à arrêter ?

J’ai parfois envie de ne rien foutre, mais je dois encore des disques à ma maison de disques, je ne sais plus combien. Pour arrêter, il faudrait que je perde tout plaisir à enregistrer un disque. Ca peut arriver, je suis déjà sorti d’un enregistrement K.O., rien ne se passait comme je voulais. Pour Osez Joséphine, tout se passait bien et un type complètement fou avait coupé dans les bandes, fait connerie sur connerie, il a fallut que je le vire pour finir le disque dans mon coin. A la fin, j’étais épuisé, ce n’était pas drôle. C’est parfois tellement laborieux qu’on peut dire « là c’est mon dernier disque, j’en ai marre ». Ça devient tarabiscoté, on s’attache à des détails qui n’ont aucune importance, on a peur de passer à côté de l’essentiel, des choses qui vous prennent la tête. Ce qui n’est pas le cas sur scène. Je suis perfectionniste, parce que tout m’était donné en vrac, je le suis devenu pour les autres, parce que les gens avec qui je travaillais ne l’étaient pas assez. Ça ne m’amusait pas tant que ça, mais il fallait que je le fasse, il n’y a que moi qui pouvais savoir où ça allait. Dans ces cas-là, on me regarde avec des yeux ronds, « qu’est-ce qu’il nous fabrique là ? ». Les yeux ronds pendant que j’enregistre, j’ai connu. Et puis d’un seul coup ça marche, c’est drôle. Mais il ne faut pas que les yeux ronds me cassent les couilles.

Chez toi, en dehors du travail sur un album, est-ce que tu chantes, tu prends une guitare ?

Très peu. Je rêve beaucoup. Assez rapidement, j’ai eu une vie familiale, je ne voulais emmerder personne avec mon job. Quand je travaille, je vais dans mon coin avec un ingénieur du son. Je suis nul en machines, il faut qu’on m’aide. Je choisis des moments. Si je joue trop de musique, trop régulièrement, j’ai l’impression de raconter le même morceau tous les jours, avec la même voix, les mêmes suites harmoniques. J’ai besoin de me foutre dans une situation inconnue, besoin de tout raser, de passer à autre chose.

Tu termines ton concert par deux chansons où tu es seul à la guitare, et c’est magnifique. Pourquoi n’as-tu jamais fait un album comme ça, guitare-voix ?

J’y ai pensé. J’ai certainement manqué d’assurance pour le faire. Comment trouver des morceaux qui correspondent, qui remplissent les choses ? Et puis j’ai passé tellement de temps à essayer de déplacer le problème, pour qu’on se sorte un peu de Guy Béart. Ce n’est pas méchant, j’aime les choses de cette époque là, mais il y avait le cliché de la guitare sèche. Je le ferai peut-être un jour, sans me dire que c’est fait pour un disque. Ce serait l’ultime présentation de sentiments, d’émotions. Peut-être que j’ai toujours pensé que je manquais de maturité. J’ai plutôt cherché les perspectives après la sortie de tel disque, comment renouveler une expérience. Je n’ai jamais deux disques semblables, même si certains se ressemblent. J’ai assez vite compris que ça ne me suffisait pas d’utiliser le même moule, c’était une catastrophe. Je me sentais plutôt comme un metteur en scène qui fait son casting pour construire une histoire avec des copains. Le travail en solitaire, non. J’ai été solitaire assez longtemps.

Tu as connu le succès populaire, critique, la longévité. Quelque chose t’a manqué dans ta carrière ?

Non, j’ai eu tellement plus que tout ce dont je pouvais rêver. J’ai découvert à chaque fois que ça pouvait aller plus loin. J’ai essayé de refaire des albums qui ne me satisfaisaient pas totalement, revenir sur des choses esquissées, montrer plus clairement. Consciemment ou inconsciemment. Redonner une chance à une idée. Je le fais en fonction de ce que je ressens autour, de ce qui nous manque. Là j’ai fait un album où je m’exprime plus simplement, plus directement. C’est parce que tout est tellement confus autour. Je n’avais pas envie de faire un album expérimental, je m’étais assez exprimé avec cette forme. Là, le propos est plus important que la démonstration de la musique elle-même. Qu’est-ce que je pourrais tenter de faire avec l’expression de l’émotion… C’est quelque chose que je n’arrivais pas forcément à montrer assez rapidement, ça transpirait au bout d’un moment. Mais j’ai creusé pour le dernier album. J’aurais voulu exprimer des choses avec plus d’émotion avant, je n’y serais peut-être pas arrivé.

As-tu eu le fantasme de faire une carrière anglo-saxonne, en faisant par exemple un album en anglais ?

Franchement non. Je trouvais très bien que chaque pays produise ce qu’il a de plus spécifique. Je me suis qu’il valait mieux que je fasse correctement ce que je sais faire. Ce que je racontais, les textes, me paraissait impossible à traduire. Dans la façon dont je travaille, les textes ont souvent dicté la musique, je ne cherchais pas à plaquer une esthétique sur des textes, ça faisait adaptation, ça ne marchait pas. Faire le texte avant, c’est beaucoup plus libre, je voulais conserver cette liberté. Quand j’écoutais Captain Beefheart, je me disais : tiens, lui il a trouvé la liberté. Beefheart, on le retrouve chez PJ Harvey. Pour des artistes qui ont arrêté trop tôt, c’est comme si on essayait de finir leur travail.

Tu es devenu une référence pour une nouvelle génération en France…

Peut-être récemment, il y a eu quelques artistes où j’ai reconnu des attitudes d’écriture. C’est encore quelque chose que je n’aurais pas imaginé. Ce qui me rend très fier, c’est d’avoir provoqué des choses, d’avoir donné envie à un type de s’y mettre, même s’il s’est dit « je vais faire comme lui, ce n’est pas difficile ». Ca me fait beaucoup de bien. Avoir envie de se lever, d’écarter les jambes et de prendre une guitare, c’est le départ de tout ça. Le reste c’est… c’est…

Du travail ?

Je n’osais pas dire le mot (rires). J’évite de dire le mot travail, c’est peut-être ma superstition.

A la fin de ton disque, la façon dont tu chantes Il voyage en solitaire me donne envie d’écouter Me And Bobby Mc Gee de Kris Kristofferson. Ça te va si on se quitte là-dessus ?

Ah oui, j’aime beaucoup. J’en connais une version de Jerry Lee Lewis infernale, pas du tout comme celle de Kristofferson. Lui, quand je le réécoute… Il y a dieu et le diable, on entend qu’il a adoré le gospel. Le rock vient du gospel, le pape devrait aller là-bas. J’y suis allé dans les églises noires à La Nouvelle Orleans, des gens me tenaient la main de chaque côté, je tremblais, c’était plus que de la ferveur, je sentais l’électricité qui me traversait. Pourquoi il n’y a pas ça ici ? Pourquoi on doit subir un truc un peu glacé ? Dans le rock, il y a la transe, l’Afrique. Les premiers disques de Bo Diddley, c’est de la jungle music, de la musique répétitive. Ici on fait du festif, mais il n’y a pas de vraie transe. On ne sait pas d’où ça vient, de la géographie. Ça a à voir avec le primitif spirituel, et ça me manque ici.

par Stéphane Deschamps (les inrocks)

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