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Bashung de choix

Pendant sept jours, Alain le magnifique a carte blanche à la Cité de la musique. Il s’explique sur son rapport à la scène et sa programmation pointue, rameutant affidés notoires et figures singulières.

Domaine privé Alain Bashung. Cité de la Musique, parc de la Villette, Paris XIXe, M° Porte-de-Pantin. Jusqu’au 30 juin. Rens./Rés. : 01 44 84 44 84, www.cite-musique.fr

Pendant presque neuf ans, l’hiératique sang-mêlé Alain Bashung n’a pas tourné (rond). Pépins de santé, d’appétence, difficulté à trouver les « complices idéaux pour raconter quelque chose d’original ». Repos. Au plus fort de sa deuxième vague de popularité (après les rengaines Gaby et Vertige de l’amour), période 90’s Fantaisie militaire, l’homme restait donc tapi dans l’ombre de sa munificente discographie.

Bashung est sorti de sa réserve à l’automne 2003, dans le prolongement de son album le moins transposable, l’ardu Imprudence, millésimé 2002. La tournée des Grands Espaces a bien porté son nom. Des mois d’expédition modulée en fonction des lieux investis, florilège musical enturbanné par sept acolytes (Yan Péchin, Arnaud Dieterlen...), gorgé d’images de la vidéaste Dominique Gonzalez-Foerster. Suite à quoi, l’Alain fort allant a continué sur sa lancée, dans une version « dégraissée » qui ne faisait qu’entériner le retour au premier plan.

Désormais, c’est la Cité de la musique (lire par ailleurs) qui déroule le tapis rouge. Bonne raison pour évoquer ce rapport sain à la scène qui lie l’imprécateur rock à son assemblée ­ et inversement.

Comment formuler votre rapport au concert ?

J’ai l’impression que sans la scène, je ne serais pas un vrai chanteur, plutôt un concept virtuel. Ce qui ne m’a pas empêché de passer par des phases pas toujours très nettes... J’ai certainement d’abord envisagé la musique comme une forme d’échappatoire. Etant d’un naturel réservé, cela me permettait, avec quelques accords, de fredonner, afin d’éviter d’avoir à dire des mots maladroits. Et puis des tas de copains, des filles ont commencé à venir et je me suis rendu à l’évidence que ça n’était pas mal comme moyen de communication... A une époque, j’ai pu passer pour un type bizarre, incompréhensible, j’aimais bien l’idée de fabriquer un message en secret, dans mon coin, en évitant l’aspect iconographique. Le rêve était plus beau. Après, ça a évolué : on a compris qu’il était possible de jouer en ne disant rien, sans que cela soit de l’arrogance, ni même de l’introversion. Juste une question d’équilibre de l’ensemble, correspondant à l’idée d’harmonie du monde que je pouvais avoir en tête.

Premiers souvenirs de spectateur.

Jeune, je n’avais pas assez d’argent pour aller au spectacle, et puis je vivais dans un village, sans music-hall. C’est venu plus tard : Hugues Aufray à l’Olympia, vers mes 16-17 ans. Avec Marianne Faithfull en première partie, pieds nus, accompagnée d’un guitariste. Il y a aussi eu Gene Vincent à la Mutualité. Assez bizarre comme soirée, autour d’une dizaine de mecs qui voulaient tout casser, comme c’était alors la coutume. Je me souviens de deux colonnes en plâtre, sur scène, avec un flic devant chacune. A un moment, un type a commencé à lancer des canettes vides. Il y a aussi eu un grand cri : quelqu’un venait de recevoir un coup de couteau. Tout le monde est sorti et, dix minutes plus tard, le concert redémarrait. Gene Vincent était peut-être accompagné par les Sunlights, c’était déjà la fin du rock aux Etats-Unis et il tournait de plus en plus en Europe.

Premiers souvenirs de « performer ».

En 1962, ou 63. Je devais avoir 13 ou 14 ans, dans le cadre d’une fête Renault à Mennesy, où le batteur travaillait à l’usine. On faisait des reprises des Spotniks sur un petit ampli. C’était un après-midi, sous le cagnard, avec le Ricard qui tournait. Il y avait aussi Anne Sylvestre, et puis Bobby Lapointe avec un pianiste : il se dandinait d’un pied sur l’autre. Personne ne suivait vraiment.

Quels ont été les critères d’embauche pour ce « Domaine privé » 2005 ?

L’occasion de retrouver des musiciens avec qui j’ai travaillé, comme Colin Newman pour Novice, Link Wray pour Chatterton, ou Arto Lindsay sur l’Imprudence. Et puis, il y a des artistes que je comprends, plus dans la retenue, avec qui je ressens un lien, même invisible. Ce n’est pas seulement une affaire de style. Qu’ils hurlent ou chuchotent, les deux me conviennent. Quelle que soit leur notoriété, à mon sens, ils ont aidé à l’élaboration d’un style.

De grands absents ?

Johnny Cash... J’avais également demandé à Scott Walker, un des premiers Anglo-Saxons à avoir chanté Brel. J’en étais très fier. Mais apparemment ça ne l’intéresse plus, de faire de la scène. Je garde aussi à la maison un très beau fax de Lee Hazlewood, absent suite à une hospitalisation... Ce sont tous des musiciens qui ont compté pour moi, presque des seconds couteaux, mais géniaux.

La jeune scène française est représentée par Dominique A, Armand Méliès, Vincent Artaud...

Je perçois chez eux une forme d’intimité qui ne confine pas à la mièvrerie, plutôt une force. Ils se réservent le droit d’être réservés. Il ne faut pas décourager ce type d’attitude, mais au contraire, en prendre soin. Montrer que c’est possible, aujourd’hui, d’oublier les influences et de proposer des jolies choses délicates dont on n’arrive plus à définir la provenance. Alors que moi, je viens d’une époque où on n’envisageait pas les choses autrement qu’à travers de plus ou moins vagues copies de modèles étrangers. Eux existent tels qu’ils sont.

Avez-vous beaucoup travaillé en amont de ce projet ?

Le principe m’a été soumis par la Cité de la musique un an avant la tournée des Grands Espaces. J’avais réservé ma réponse, devant d’abord fabriquer la tournée, tout en sachant que le mouvement me réussit mieux que l’inertie... Pour en venir aux concerts proprement dits, il y a quelques heures de répétition. Chacun doit se sentir à l’aise, pouvoir échanger des idées, les développer, même au dernier moment. La notion d’amusement est importante, mais pour faire des choses inattendues, cela nécessite de se connaître un peu mieux préalablement. Même si, au final, tout se règle avec une guitare et un micro.

Souvenir d’un an et demi de tournée.

Les Grands Espaces étaient une sorte de grand spectacle qui se racontait à travers des images, des situations. On l’a proposé assez longtemps pour penser en avoir fait le tour et éprouver le besoin d’alterner. Après, je suis revenu à quelque chose de plus dépouillé, avec le sentiment que le public venait peut-être plus voir le bonhomme. Les deux sensations sont agréables. J’ai besoin de me sentir à nu pour savoir ce qu’il me reste comme lambeaux des expériences passées que j’aimerai ou non perpétuer.

Les chansons interprétées à la Villette appartiendront-elles exclusivement à votre répertoire ?

Quasiment. Si elles ne sont pas de moi, cela nécessite une raison particulière, une idée de traitement personnel sans qu’il y ait trahison. Ce qui n’est pas simple, dans la mesure où l’on se sent naturellement attiré dans les mêmes zones, alors que cela fonctionne parfois mieux sur un principe d’opposition. Au moins, ça vaut le coup à tenter.